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Proudhon, un auteur d'actualité

Propri et se taire

La Touillette, l'article qui se mouilleDidactiqueDécouverteEcrit par Mathnov

“La propriété, c’est le vol”, en voilà une punchline à faire trembler tous les propriétaires. Cette phrase est tirée de l’oeuvre Qu’est ce que la propriété de Pierre-Joseph Proudhon et nous allons essayer de saisir la portée d’une telle affirmation.

Proudhon, l’incompris

Proudhon, autodidacte né en 1809 d’un père tonnelier et d’une mère cuisinière et mort en 1865, a une pensée riche et ouverte qui peut parfois paraître brouillonne. C’est pourquoi son oeuvre a été sujet à de nombreuses interprétations, parfois douteuses (Action Française, Pétainisme…). Notons avant tout que, même s’il est pour certains le père de l’anarchie, Proudhon n’en est pas moins très conservateur. C’est un différentialiste, ce qui signifie qu’il existe selon lui des différences essentielles entre l’homme et la femme. Cela s’est parfois traduit par des excès de misogynie dans son oeuvre. On a aussi retrouvé des propos antisémites dans certains de ses écrits. Des faits impardonnables certes mais des faits à recontextualiser au 18e siècle. Nombreux sont ceux qui se sont empressés de le vilipender sur ces écarts avant même de le lire. J’aimerais donc essayer de vous plonger plus sérieusement dans sa pensée.

Proudhon a une vision socialiste pragmatique et utilitariste. C’est à dire qu’il se base sur le réel pour construire sa pensée et qu’il réfléchit en terme d’utilité. A l’inverse de Rousseau ou de Marx, il n’a pas une vision égalitariste de la société mais plutôt libertaire. En somme, il ne pense pas qu’imposer l’égalité permettra la liberté mais plutôt le contraire. Selon lui, si la liberté existe, elle rend possible une fraternité qui elle même sera susceptible de générer l’égalité.

Proudhon a pu paraître contradictoire à propos de deux sujets : l’état et la propriété, mais nous verrons par la suite qu’en réalité il est resté cohérent tout au long de sa vie.

La propriété, un droit naturel ?

Selon les libéraux, la propriété est un droit naturel[1] tout comme l’égalité, la liberté ou la sûreté. Mais Proudhon prouve que c’est faux tout simplement parce que personne n’acquiert naturellement de propriété.

La liberté, l’égalité et la sûreté sont des droits ABSOLUS, c’est à dire qu’ils ne sont pas sujet à augmentation ou à diminution. En effet, en société, chaque citoyen reçoit autant qu’il donne, liberté pour liberté, égalité pour égalité, sûreté pour sûreté. A l’inverse, la propriété est personnelle et cumulable. Selon Proudhon, la propriété est donc un droit antisocial.

Dans “Qu’est ce que la propriété ?”, Proudhon fait la genèse de la propriété. Pour cela, il explique la différence entre “posséder” et “s’approprier” avec une analogie empruntée à Cicéron qui compare la Terre à un vaste théâtre :

“Le théâtre est commun à tous, dit Cicéron, et cependant la place que chacun y occupe est dite sienne : c’est à dire qu’elle est une place possédée, non une place appropriée. Néanmoins, nul n’a droit qu’à ce qui lui suffit[2]

Autrement dit, il est normal de posséder un territoire, pour sa vie, pour son travail mais rien ne donne le droit d’appropriation sur un territoire. Le droit d’occuper étant égal pour tous et le nombre d’occupant étant variable, il en résulte que le droit d’occupation est toujours subordonné à la population. Ainsi la possession ne peut demeurer fixe, ce qui suppose que la propriété est impossible.

Pourquoi la propriété est-elle impossible ?

Différents éléments ont mené Proudhon à affirmer que la propriété est impossible. Son analyse donne 9 propositions pour déconstruire la propriété et j’ai choisi de n’en présenter que certaines.

Tout d’abord, l’auteur se demande de quel droit un propriétaire se permet de ponctionner une rente à ses locataires, à ses travailleurs. Prenons un exemple, un fermier utilise la terre du propriétaire pour pouvoir travailler. Il s’en suit que le fermier doit un loyer (une rente) au propriétaire tous les mois. Mais, demande Proudhon, qu’a fait le propriétaire pour s’approprier une partie de la valeur créée par le fermier ? Les défenseurs du régime propriétaire s’empresseront de répondre que la terre est l’outil du fermier et que sans cet outil, il ne pourrait pas faire valoir sa force de travail et il ne pourrait donc rien produire. Jusque là, d’accord ! Mais alors, qu’en est-t’il du tracteur et de la bêche ?

En suivant ce raisonnement, puisque le tracteur et la bêche sont des outils de la production, le fermier devrait aussi verser une rente mensuelle pour chacun de ses outils. Une aberration non ?

Le forgeron et tous les individus qui fabriquent les instruments du fermier contribuent à la production agricole, ils sont producteurs d’utilité. A ce titre, ils ont droit à une part de la valeur des produits agricoles. La terre, en tant qu’instrument de la production devrait aussi être payée. Mais Proudhon demande : “Est ce le propriétaire qui a produit cet instrument ? Est-ce lui qui par la vertu efficace du droit de propriété, par cette qualité morale infuse dans le sol, lui communique la vigueur et la fécondité ? Voilà précisément en quoi consiste le monopole du propriétaire, que n’ayant pas fait l’instrument, il s’en fait payer le service.[3]

Et d'ajouter : “La propriété est impossible, parce que de rien elle exige quelque chose”. En effet, selon lui, la rente repose sur la fiction de la rentabilité du capital. En réalité, le capital nécessite un travail pour pouvoir créer de la valeur. Ainsi, le capital à lui seul ne produit rien et Proudhon conclu : “ Les produits, disent les économistes, ne s'achètent que par des produits. Cet aphorisme est la condamnation de la propriété. Le propriétaire ne produisant ni par lui-même, ni par son instrument, et recevant des produits en échange de rien, est un parasite ou un larron. Donc si la propriété ne peut exister que comme droit, la propriété est impossible.[4]

L’auteur élargit la rente au système de crédit. En effet, les banques s’octroient les intérêts de leurs prêts alors qu’elles n’ont rien produit.

“La propriété est impossible car avec elle la société se dévore” est la cinquième proposition de Proudhon. Elle se dévore par la suppression périodique des travailleurs (licenciement) et par la retenue que la propriété exerce sur la consommation du producteur. Je m’explique, pour tirer des bénéfices de la production des travailleurs, le propriétaire vend les produits plus chers que ce qu’ils ne valent en réalité. Ainsi, les travailleurs doivent acheter les produits à un prix supérieur à leur prix réel. Cette idée sera d’ailleurs reprise par Marx et c’est ce qui fait dire à Proudhon que les travailleurs “ne peuvent racheter leurs produits, puisque, produisant pour un maître qui, sous une forme ou sous une autre, bénéficie, il leur faudrait payer leur propre travail plus cher qu'on ne leur en donne.[5]

Pourquoi la propriété est-elle le vol ?

Ce qui nous mène à l’argument le plus connu de l’auteur qui sera recyclé à multiples reprises après la parution du bouquin. Proudhon justifie la fameuse phrase “La propriété c’est le vol” avec l’exemple qui suit :

Si on prend 200 personnes, il faudra une heure pour ériger l'obélisque de Louxor (place de la Concorde à Paris). En revanche, une personne qui essaiera pendant 200 heures d’ériger le monument n’y arrivera pas. Qu’est ce que cela signifie ? Comprenons ici que la mise en commun des forces de travail dégage une force collective supérieure à la somme des forces des travailleurs pris isolément.

Néanmoins, la propriété privée des moyens de production autorise le capitaliste à rémunérer le travailleur sur la seule base individuelle de son travail. Le propriétaire s’approprie donc la différence, ce surplus est le profit. C’est ce que Proudhon appelle l’aubaine ou la spoliation des travailleurs.

Voilà les causes, selon Proudhon, des inégalités de conditions et du creusement inéluctable entre les propriétaires (toujours plus riches) et les travailleurs (toujours plus pauvres).

Qu’en est-il de la petite propriété ?

Proudhon a pu paraître contradictoire en ce qu’il a d’abord démonté la propriété dans Qu’est ce que la propriété ? puis chanter ses louanges dans des écrits au soir de sa vie. Hein ?!

Il est important de comprendre que Proudhon distinguait drastiquement la petite et la grande propriété. Pour Proudhon, la petite propriété est la condition sine qua none de l’émancipation de l’Homme. Elle garantit son individualité. En bref, la petite propriété offre la garantie d’une liberté qui est le seul bien dont nous disposons.

Vous me suivez toujours ?

C’est pourtant clair, la petite propriété permet à chacun d’avoir de quoi subsister tandis que la grande propriété aliène les travailleurs, les réduit à l’esclavage et in fine détruit la société.

D’ailleurs, à la fin de son oeuvre, Proudhon explique bien que la suppression totale de la propriété privée supposerait la nécessité d’une collectivisation des biens et des moyens de productions qui générerait une forte contrainte et donc une société autoritaire. Ici, il se fait prédicteur de la dérive autoritaire de l’URSS …

Et l’Etat dans tout ça ?

Un peu dans la même optique, Proudhon a pu paraître contradictoire à propos de l’Etat. En effet, dans le bouquin qui fait le sujet de cet article, il explique que l’état, en tant que garantie du régime propriétaire et donc en tant qu’instrument de l’exploitation des travailleurs, est spoliateur et qu’il doit être aboli.

Néanmoins, dans d’autres écrits, il suppose qu’un état assurant la petite propriété et organisant une société libertaire est possible. Rien de si contradictoire finalement …

Bilan et perspectives

La pensée de Proudhon est on ne peut plus actuelle. Dans un monde où la finance est complètement déconnectée de l’économie réelle, où les GAFAM aliènent des centaines de milliers de personnes, où les bulles spéculatives ne cessent de gonfler, où près de 10 millions de personnes n’ont pas de logement personnel en Europe[6] et j’en passe, il peut paraître utile de se replonger dans les écrits de cet autodidacte.

Proudhon est le père de l’anarchisme, qu’il décrit ainsi : “L’anarchie, c’est l’ordre”. Il se dira mutuelliste et écrira sur le fédéralisme[7], autant d’idées oubliées, écrasées par le rouleau compresseur capitaliste et qui mériteraient d’être remises au goût du jour.

Je vous laisse avec une citation tirée de Qu’est ce que la propriété ? :

“La société marche d’équation en équation ; les révolutions des empires ne présentent, aux yeux de l’observateur économiste, tantôt que la réduction de quantités algébriques qui s’entre-détruisent ; tantôt que le dégagement d’une inconnue, amené par l’opération infaillible du temps. Les nombres sont la providence de l’Histoire. Sans doute le progrès de l’Humanité a d’autres éléments ; mais dans la multitude des causes secrètes qui agitent les peuples, il n’en est pas de plus puissantes, de plus régulières, de moins méconnaissables, que les explosions périodiques du prolétariat contre la propriété.

[...] Voyez, au Moyen- ge, Florence, république de marchands et de courtiers, toujours déchirée par ses factions si connues sous les noms de Guelfes et Gibelins, et qui n’étaient après tout que le petit peuple et l’aristocratie propriétaire armés l’un contre l’autre ; Florence, dominée par les banquiers, et succombant à la fin sous le poids des dettes : voyez dans l’Antiquité, Rome, dès sa naissance dévorée par l’usure, florissante néanmoins tant que le monde connu fournit du travail à ses terribles prolétaires, ensanglantée par la guerre civile à chaque intervalle de repos, et mourant d’épuisement quand le peuple eut perdu, avec son ancienne énergie, jusqu’à la dernière étincelle de sens moral ; Carthage, ville de commerce et d’argent, sans cesse divisée par des concurrences intestines ; Tyr, Sidon, Jérusalem, Ninive, Babylone, ruinées tour à tour par des rivalités de commerce, et, comme nous dirions aujourd’hui, par le manque de débouchés : tant d’exemples fameux ne montrent-ils pas assez quel sort attend les nations modernes, si le peuple, si la France, faisant éclater sa voix puissance, ne proclame, avec des cris de réprobation, l’abolition du régime propriétaire ? “

[1] Un droit naturel est la conception du droit commun à tous les hommes dérivant de la nature même des êtres. Ainsi, les droits naturels de l'homme sont des droits qui viennent du fait qu'il est un humain, indépendamment de sa position sociale, de son ethnie ou de toute autre considération. Wikipédia

[2] Qu’est ce que la propriété ? Proudhon Ch II p.177

[3] Qu’est ce que la Propriété ? Proudhon Ch IV p.298

[4] Proudhon Ch III p.303

[5] Proudhon Ch IV p.327

[6] https://www.lemonde.fr/societe/article/2018/03/21/de-plus-en-plus-de-sans-abri-partout-en-europe_5273875_3224.html

[7] Du Principe fédératif et de la nécessité de reconstituer le Parti de la Révolution _ 1863