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Les dérives du modèle de publication : Recherche et publication #2

Chroniques soci(ét)ales d'une future ingénieureArgumentatifDécouverteEcrit par Léo__
Les dérives du modèle de publication : Recherche et publication #2

Bien. Me voilà de retour pour vous raconter ce qu’il se passe du côté de la recherche, enfin, surtout du côté de la publication des travaux de recherche. Pour ceux qui n’avaient pas lu le précédent article, un résumé tranché serait celui-ci : les chercheurs sont incités à produire énormément de publications montrant de "bons" résultats pour avoir des postes avantageux et des financements pour leur laboratoires. De fait, on observe une augmentation impressionnante de la fraude en sciences.

Lorsqu’un chercheur rédige un article et souhaite le publier, il doit contacter une revue qui se charge de faire relire son article et de le publier s’il est pertinent. Par pertinence, il s’agit ici de vérifier si l’article en question correspond bien à la ligne éditoriale de la revue. Vous ne pourrez bien évidemment pas publier un article de biologie moléculaire dans une revue d’anthropologie antique. On vérifie donc le domaine d’une part, et la correspondance avec le courant de la revue également. Les controverses en sciences existent, et les revues, comme les journaux, sont colorées par des inclinaisons, des revendications, des avis dans un sous-champ d’un domaine. C’est un comité de lecture (composé d’un directeur ou d’une directrice de rédaction et des personnes à qui celui ou celle-ci va dispatcher le travail) qui est chargé de déterminer la correspondance entre votre article et la ligne éditoriale de la revue, en émettant des avis :

Les articles sont envoyés à des chercheurs volontaires selon le domaine de compétence pour relecture. Les relecteurs sont chargés de commenter l’article et d’émettre cet avis final. Bien sûr, et comme nous l’avons bien montré, la publication n’est pas exempte de biais et les amitiés sont parfois fructueuses dans ce domaine. Mais ce n’est que le cadet de nos soucis, vous allez voir.

En effet, vient se greffer à ce rouage déjà rouillé par la conjoncture, une autre fameuse loi issue du vocabulaire de notre ancien président M. Sarkozy : « qui paye décide »[1]. Jusqu’au début des années 2000, les revues scientifiques vivaient essentiellement des abonnements des laboratoires et des bibliothèques universitaires. Elles n’étaient chargées que de la fabrication et de la diffusion des revues[2], sans s’occuper du contenu (vous le sentez venir), dont la gestion était laissée au comité de lecture sur la base de la validation par les pairs, comme nous venons de l'expliquer.

Le déploiement massif des connexions numériques entraîne la création de revues en accès libre qui vont changer la donne : « ce n’est plus le lecteur qui paye pour lire, mais l’auteur […] qui paie pour publier[3] ». Dans certains cas, nous avons donc des laboratoires qui payent pour publier les articles des chercheurs, des bibliothèques et des labos qui payent pour recevoir des revues, et des chercheurs qui relisent gratuitement des articles de pairs pour la revue. Ces revues ont donc davantage intérêt à accepter de nombreux articles, puissent-ils être douteux ou servir les intérêts d’un chercheur ambitieux.

Ce nouveau modèle d’édition déstabilise un temps les géants du domaine que composent Elsevier, Springer nature, Wiley Blackwell’s et Taylor and Francis – qui possèdent à eux-seuls environ 40% du marché de l’édition[4]. Celles-ci n’ont pas intérêt à diminuer la qualité des articles qu’elles éditent, étant déjà vivement critiquées par les prix qu’elles imposent à leurs abonnés (oui c’est un mot qui n’est pas né collé à "YouTube"). Les revues considérées prestigieuses font donc - a priori - davantage le choix de la qualité, les autres... font ce qu'elles peuvent, et nous ne jugeons pas.

D’autres types de revues voient le jour dans cette même période, appelées revues prédatrices. Celles-ci ne s’embêtent pas avec les désagréments de l’édition classique - pour rappel : trouver des chercheurs prêts à commenter les articles de leurs collègues, gratuitement, dans un univers où il est souhaitable d’être surchargé de travail, c'est difficile. Selon Jeffrey Beall, un documentaliste américain, en 2015, on peut compter 700 éditeurs considérés comme prédateurs selon les critères suivants « absence d’un rédacteur en chef ; comité éditorial formé de scientifiques n’appartenant pas au domaine couvert par la revue ; nom de revue délibérément trompeur ; […] ; démarchage agressif relevant du spam de chercheurs acceptant d’expertiser les articles soumis[5] ». Ces derniers critères mettent en lumière les dysfonctionnements d’un système qui permet, voire encourage ce genre de pratique tant le milieu est compétitif. On parle de "mécanisme de validation par les pairs", mais quand il n'y a plus de pairs et plus de validation...

Mais loin de vous, ou de moi, de croire que les chercheurs sont les dupes de cette histoire. Les exemples de canulars sont nombreux. L’un d’eux a fait entendre parler de lui en 2005, lorsque deux chercheurs américains David Mazières et Eddie Kohler, fatigués des incessants démarchages d’une revue, écrivent un article dont le corps est uniquement composé des mots "Get me off your fucking mailing list". L’article a été accepté par l’International Journal of Advanced Computer Technology et trouvé « excellent »[6] par son relecteur imaginaire. L'article n'a pas été publié, mais l'aurait été si les auteurs avaient accepté de dépenser les 150 dollars qui leur étaient demandés par l’IJACT.

Autre exemple, en France cette fois, mais la blague est d’un autre ordre. Le canular a été réalisé pour démontrer le non-sérieux d’une revue qui "clame sa scientificité[7]", à mi-chemin entre les problématiques des revues de publication et des intérêts personnels. En 2015 donc, les sociologues Manuel Quinon et Arnaud Saint-Martin publient sous le nom de Jean-Pierre Tremblay (qui n’existe pas) un article factice[8] dans la revue Sociétés, fondée par Michel Maffesoli, revue dont ils voulaient démontrer le très relatif sérieux. Leur "faux" article ayant été publié, ils prouvent ainsi par l’absurde « une « sociologie » en roue libre[9] ». Non seulement ils remettent en cause la légitimité de ce qui est pour certains un sous-champ de la sociologie, mais ils mettent également à mal le système de correction par les pairs des revues d’édition[10].

Voilà un aperçu des dérives du monde de l’édition. Nous nous arrêterons là pour ce qui est de la recherche. Sachez que le prochain article nous emmènera aux Seychelles …

Merci aux chercheurs qui ont répondu à mes questions et à mes relecteurs.

[1] Chevassus-au-Louis, Nicolas. Malscience. De la fraude dans les labos, Editions du Seuil. Clamecy, 2016. p.99.

[2] Ibid. p.133.

[3] Ibidp.133.

[4] D’après un article du Financial Time, "Elsevier leads the business the internet could not kill.", payant naturellement.

[5] Op.cit. p.137.

[6] Nous le trouvons nous aussi si excellent qu’il est atteignable juste là : http://www.scs.stanford.edu/\~dm/home/papers/remove.pdf.

[7] Quinon, Manuel. Saint-Martin, Arnaud. "Le maffesolisme, une « sociologie » en roue libre. Démonstration par l’absurde.» Zilsel. 2015.

[8] Quinon, Manuel. Saint-Martin, Arnaud. Op.cit.

[9] Quinon, Manuel. Saint-Martin, Arnaud. Ibid.

[10] La revue Sociétés a finalement rétracté l'article, le directeur a démissionné et on trouve sur le cairn, à la place de l'article, une lettre d'excuses de M.Maffesoli : https://www.cairn.info/revue-societes-2014-4-page-115.htm