Nombreux sont les pans de l'économie sujets à l’appropriation par des acteurs privés, mais l’eau, bien commun évident, saura plus facilement nous convaincre de cette aberration.
Il est salutaire de se demander en quoi la privatisation de la distribution de l’eau est un progrès. Surtout quand on sait que sa production via les canaux industriels génèrent des tonnes de plastique non-recyclées en fin d’utilisation et que ce même plastique libère des perturbateurs endocriniens dans l’eau que nous buvons[1]. Par ailleurs, c’est un drôle de choix que de payer son eau 300 fois plus chère en se privant de boire l’eau du robinet, eau qui, je le rappelle, a subi plus de 60 contrôles sanitaires avant de pouvoir couler dans votre évier[2].
Les aguateras du Paraguay
Un exemple concret souligne les désastres de la gestion des ressources aquifères par des acteurs privés. Au Paraguay, l’explosion démographique et un réseau public déficient ont ouvert les voies d’un juteux marché de l’eau. Dans la capitale paraguayenne, Asuncion, les habitants des bidonvilles sont approvisionnés par des entreprises privées spécialisées dans la distribution de l’eau : les aguateras. Ces quelques 500 entreprises parsemant le pays détiennent près du tiers des installations de distribution d’eau[3]. Là où le réseau public est absent, elles distribuent inégalement une eau peu (ou pas) contrôlée exploitée avec des méthodes non-conventionnelles. En dépit d’une disponibilité hydrique largement suffisante (1er rang du continent), « l’accès à l’eau demeure faible et très inégalement répartie entre l’aride région du Chaco, dans le Nord, et la partie orientale, où l’eau abonde ; les zones rurales et les zones urbaines ; les quartiers aisés et les quartiers défavorisés » fulmine l’hydrologue Roger Monte Domecq.
La surexploitation de certaines zones et les méthodes de pompage non-conventionnelles ont de graves conséquences sociales et environnementales. Selon une étude de l’Université nationale d’Asuncion datant de 2017, sur 90 puits analysés dans un périmètre de 1000 mètres autour des stations service 44% contenaient un additif pour essence. C’est sans compter les niveaux de nitrates dépassant les normes nationales et la présence de résidus de produits industriels toxiques dans les eaux prélevées.
L’industrie de l’eau en bouteille a su tirer avantage de ces études anxiogènes pour la population. Coca Cola et sa marque Dasani (40% du marché) ou le groupe Cartes et sa marque La Fuente, profitent donc de cet état de fait pour vendre une eau en bouteille jusqu’à 200 fois plus chère que l’eau des différents réseaux.
Gestion municipale participative
Face à ces vagues mondiales d’appropriation de l’eau accompagnées de ces scandales sanitaires et sociaux, plusieurs foyers de résistance sont nés. C’est le cas de Porto Alegre au Brésil, où la gestion de l’eau est devenue un vecteur de la démocratie participative. Le service municipal DMAE (Departamento municipal de Agua e Esgoto) organise la gestion de l’eau grâce à un budget participatif équitable lui offrant une indépendance financière totale dont les excédents sont chaque année réinvestis pour l’amélioration du réseau. La population participe à cette gestion à plusieurs niveaux. Un conseil délibératif composé d’ingénieurs, de représentants d’association de défense de l’environnement, de médecins et de multiples organisations de la société civile, valide et contrôle les grandes décisions prises par le directeur général (mandaté pour 4 ans). Chaque année, les habitants votent sur les priorités du DMAE en matière d’investissement et ils examinent le budget de l’année passée.
Pour une participation équitable au budget du service municipal, le DMAE a mis en place une tarification progressive de l’eau indexée sur la consommation des habitants. Cela permet d’appliquer un tarif différencié entre ceux qui utilisent l’eau pour remplir leur piscine de ceux, plus pauvres, qui l’utilisent pour leurs propres consommations. En plus de cette tarification, un système préférentiel est appliqué pour les habitants les plus pauvres. Le réseau municipal présente des résultats encourageants. La quasi-totalité des habitants de la ville (99.5%) ont accès à l’eau. Les pertes d’eau du réseau ont été considérablement diminuées (-16% depuis 1990)[4].
Néanmoins, le directeur générale du DMAE est désigné par le maire tous les 4 ans et malgré les suggestions et le contrôle par les habitants, c’est lui qui porte la majorité des initiatives du DMAE. Il peut donc apparaître des interférences politiques négatives entre la volonté directe des habitants et l’idéologie portée par les élus.
Gestion de l’eau par le biais d’une coopérative d’usagers
En Bolivie, la “guerre de l’eau” de Cochabamba[5], théâtre de conflits politiques sans précédent sur la gestion de l’eau, a engendré de multiples initiatives de gestion de l’eau. Mais dès 1979, le service public de gestion de l’eau de Santa Cruz devient une coopérative d’usager. Le système de coopérative permet aux habitants de gérer la distribution de l’eau sans subir ni les volontés politiques des élus ni l'appropriation intéressée des acteurs privés du secteur. De plus, il a été facile de passer sur ce mode de gestion car la téléphonie et l’électricité étaient déjà gérées grâce à des coopératives d’usagers.
Le réseau d’assainissement et de distribution est composé de plusieurs structures dont la principale est Saguapac. Ainsi, ses 151 000 membres détiennent la coopérative[6]. Chaque membre peut participer aux réunions de district dont il dépend, dispose d’une voix pour élire ses représentants au Conseil de district. Les représentants doivent défendre les intérêts et besoins de leur district. L’assemblée générale regroupant l’ensemble des délégués de chaque district élit à son tour les membres du conseil d’administration de la coopérative. Plusieurs outils de gouvernance permettent le contrôle et le suivi du budget de la coopérative.
Dans un souci d’accès équitable aux services de distribution et d'assainissement, la coopérative a mis en oeuvre une tarification progressive assez similaire à celle portée par le service municipal de Porto Alegre (ci-dessus). Le principe de démocratie représentative adopté pour la gestion de l’eau à Santa Cruz a permis à l’ensemble de sa population d'accéder à ses services et ce en diminuant les pertes du réseau et en améliorant la qualité de l’eau.
Néanmoins, avec une démographie croissante et une coopérative toujours plus grande, certains observateurs redoutent un éloignement progressif entre les intérêts des élus et ceux de la population qu’ils sont censés représenter. Ce point nous invite à nous demander jusqu’à quelle échelle ce type d’organisation est viable.
En route vers les Communs
La gestion collective de ressources comme l’eau, les forêts ou encore les outils numériques naît peu à peu dans l’imaginaire collectif. Cette gestion collective peut prendre la forme d’un “commun”, c’est-à-dire d’une ressource gérée par une communauté, disposant d’une gouvernance pour cette ressource et d’une hiérarchie entre les utilisateurs (simple utilisateurs, administrateur…). Parmi les exemples de réussite de ce mode de gestion, on trouve : Saguapac à Santa Cruz, Tela Botanica[7] mais aussi les AMAP[8] ou Wikipédia...
A l’heure de la privatisation de l'hôpital, de l’école ou de l’eau, les communs ouvrent une nouvelle voie alliant démocratie, préservation des ressources et exigences environnementales. Une route sur laquelle chacun se responsabilise toujours davantage tout en tissant des liens avec sa communauté.
[1] https://sante.lefigaro.fr/actualite/2009/04/21/9507-faut-il-bannir-bouteilles-deau-plastique
[2] https://www.sedif.com/reglementation-et-controles.aspx
[3] Lire Guillaume Beaulande, “Paraguay, pays de l’or bleu”, Le Monde diplomatique, octobre 2018
[4] https://www.partagedeseaux.info/La-gestion-de-l-eau-une-autre-facette-de-la-democratie-participative-a-Porto
[5] Lire Travis Driessen, Beyond water wars: lessons on forming collaborative governance from Cochabamba, 2008
[6] https://www.lemonde.fr/planete/article/2009/03/11/a-santa-cruz-en-bolivie-la-ressource-est-devenue-un-bien-commun_1166410_3244.html
[7] https://www.tela-botanica.org/
[8] http://www.reseau-amap.org/amap.php