Articles online onlyS'inscrire à la newsletterRechercher un article
Se connecter
image de couverture

De l'amour des histoires

Chroniques soci(ét)ales d'une future ingénieureArgumentatifPhilosophieEcrit par Léo__

En cette matinée de printemps, assise sur mon lit nouvellement beige après avoir été fleuri, en attendant que le sol sèche, je pensais aux histoires des Seychelles que je comptais vous raconter. Et puis je me suis dit que j’avais plus envie de parler d’histoires, que des Seychelles, qui attendront donc le prochain article.

Mes parents nous racontaient beaucoup d’histoires. Je me rappelle très bien ces soirées, où tous les trois en pyjamas, de chaque côté de mon père, nous ouvrions le gros livre bleu et choisissions une histoire à lire. Ce livre était les Mille ans de contes, et à côté de chaque histoire, il y avait l’âge conseillé pour la lire, le temps de lecture et si c’était une histoire d’ogre, de princesses, de dieux. La dyslexie de mon père le forçait à se rallonger du temps de lecture, mais enfants, nous ne savions pas, nous n’entendions que la voix du monstre des collines, ou celle de la magicienne. Il y avait à chaque fois, cette négociation pour le type d’histoire, les cinq ans séparant l’âge de ma sœur et de mon frère nécessitaient évidemment d’être pris en compte. Quelques fois, mon frère avait peur ou ne comprenait pas, ou ma sœur s’ennuyait. Mais le plus souvent, nous finissions tous les trois plongés dans la vie d’un marin perdu en mer rencontrant une naïade, ou dans un palais asiatique où le chant d’un oiseau rare soignait les blessures.

Nous les humains, avons cette capacité à créer des histoires, à les raconter. Nous pouvons établir certaines bases et laisser l’imagination de nos auditeurs ou de nos lecteurs s’emballer, s’y appuyer pour ouvrir un espace imaginaire, mais bien réel, puisque l'histoire fait désormais partie de nous, de notre mémoire, d’un moment d’échange que l’on a vécu avec quelqu’un. Les bases narratives que l’on nous a fourni sont désormais une histoire qui fait appel à nos émotions, nos souvenirs, notre passé. C’est un nouveau souvenir que nous pouvons éventuellement remobiliser lors d’une autre histoire, ou quand nous poserons ces bases narratives à notre tour pour d’autres personnes.

Plusieurs études se sont penchées sur le pourquoi de cette appétence aux histoires. On the origin of stories. Evolution, Cognition, and Fiction[1] avance que les histoires ont évolué comme un caractère sexuel avantageux pour l’espèce. Les meilleurs conteurs et conteuses auraient eu plus de chance de trouver des partenaires, et quelques milliers d’années plus tard… les vidéos à la demande. Une autre hypothèse est que les histoires permettent de resserrer les liens sociaux entre les individus d’un même groupe en rassemblant les imaginaires autour de personnages, de légendes communes. Keith Oatley – professeur émérite de psychologie cognitive à l’Université de Toronto - quant à lui, propose dans son article The mind’s flight simulator, que les histoires agissent comme un simulateur de vie sociale. En testant deux groupes de personnes : l’un lisant des histoires, l’autre non, il montre que la proximité avec les imaginaires des fictions permet de développer l’empathie, en lisant mieux les réactions sur les visages, en s’identifiant davantage à la situation d’une autre personne[2].

Un article[3] s’intéresse à la façon dont les publications scientifiques[4] communiquent, c’est-à-dire pas du tout sur le mode des histoires. Alors que ce sont les narrations qui nous intéressent le plus et marquent le mieux nos mémoires, la transmission des recherches se fait généralement par des articles formels, en méthode-résultats-conclusion[5]. Pearsin, Barriault et Cochrane (les auteurs) expliquent qu’en utilisant le fonctionnement d’un récit de fiction, faisant appel aux émotions, aux imaginaires collectifs, il est possible d’aborder des questions scientifiques très pointues par un chemin ludique. C’est le fonctionnement de certains modes de pédagogie, des expositions scientifiques, de tous les ouvrages/les œuvres, qui ont pour but d’instruire. Ce qu’on appelle communément les « expériences de pensée » fonctionnent également ainsi : en se mettant dans la peau d’une personne et en essayant de résoudre son dilemme[6] ou son problème selon les moyens qui sont à sa dispositions, nous sommes plus à même de réfléchir à nos propres dilemmes, nos propres problèmes, éclairés sous un jour nouveau.

Par exemple[7], la crise sanitaire que nous vivons a provoqué chez certains une réaction de type « je ne risque rien, si je dois tomber malade, c’est le destin ». Vous pouvez remplacer destin par : vie, karma, Dieu, ou tout ce que vous voulez. Leibniz, dans son Essai de Théodicée nous dit « Les hommes presque de tout temps ont été troublés par un sophisme que les Anciens appelaient la raison paresseuse, parce qu’il allait à ne rien faire, ou du moins à n’avoir soin de rien, et à ne suivre que le penchant des plaisirs présents. Car, disait-on, si l’avenir est nécessaire, ce qui doit arriver arrivera ». Nous sommes donc confrontés à des sophistes modernes. Suivant les enseignements de nos chercheurs, racontons-nous une nouvelle histoire. Admettons que je ne sache pas nager[8], et que je sois sur un pont prête à sauter dans l’eau. La philosophie sophiste me dirait de le faire, que de toute façon, si je dois me noyer, « ce qui doit arriver arrivera ». Bien évidemment je ne vais pas sauter. On se rend bien compte ici que s'il n'est pas en mon pouvoir d'apprendre à nager tout de suite, il vaut mieux s'abstenir de sauter, même s'il fait chaud et que c'est très tentant. Le détour par cette histoire montre qu’il est aberrant de sortir risquer de tomber malade, quand on a le choix de ne pas le faire. Pour terminer cet écart philosophique, Voltaire s’est bien moqué de Leibniz dans Candide ou l’optimisme avec cette phrase connue « tout est au mieux dans le meilleur des mondes possibles ».

Les Lettres persannes, le Supplément au voyage de Bougainville et autres apologues en tout genre fonctionnent donc ainsi, en nous faisant réfléchir par des histoires. Le distance que l’on met dans les histoires (elles ne nous arrivent pas vraiment, donc on y est davantage objectif) et l’empathie que l’on a pour les personnages (cela pourrait être nous, on s’attache même à des braqueurs s’ils ont de bonnes raisons de braquer) nous permet d’avancer, en comprenant des situations auxquelles nous n’avons pas ou peu été confrontés. Les histoires nous rendent meilleurs et capables de comprendre des situations complexes. La biologie se prête assez bien au jeu et les Il était une fois la vie en sont encore une fois un bel exemple, où l'on peut aborder le rôle des globules blancs par le biais de personnifications. Il est envisageable de s’y mettre en physique quantique, ou en microbiologie : « Communicating with public audiences depends more on storytelling and engagement tools than on the brilliance of the research and discoveries underlying the story. [9]»

Conclusion, racontez-nous des histoires, s’il vous plaît.

[1] Hollocher, Hope. Fuentes, Agustin. Pence, Charles. Ramsey, Grant. Sportiello, Daniel. Wirth, Michelle. (2011). « On the Origin of Stories: Evolution, Cognition, and Fiction. » The Quarterly Review of Biology. Vol. 86, n°2. pp. 137-138.

[2] Oatley, Keith. (2008). The mind's flight simulator.

[3] Que j’ai trouvé particulièrement intéressant, vous en faites ce que vous voulez.

[4] Nous ne prenons pas en compte les sciences sociales, dont les sujets d’études provoquent parfois intrinsèquement une communication sous le mode de storytelling.

[5] Pearson, David. Barriault, Chantal. Cochrane, Lowell. (2009). « A view from the exhibit floor... Science story telling. » In : Hypothesis. Vol. 8, p.1.

[6] Celui du Trolley est un très bon exemple de dilemme moral raconté.

[7] Tiré la vidéo de Monsieur Phi, atteignable ici : https://youtu.be/Nr-AYhVNUmI.

[8] C'est faux.

[9] Pearson, David. Barriault, Chantal. Cochrane, Lowell. (2009). « A view from the exhibit floor... Science story telling. » In : Hypothesis. Vol. 8, p.14.