Bien. J’avais commencé, un jour, à écrire un article sur le vide. Mais c’était, je l’avoue, relativement vertigineux, et tout à fait difficile à écrire, tant l’étendue de mes connaissances et mes ressources étaient limitée. Ce dont je peux en revanche vous parler avec les certitudes de notre époque et une conviction certaine, elle, c’est de l’infini. Je me dois de vous avertir, cet article est peut-être un peu difficile d’abord, vulgariser de la vulgarisation, ça n’a pas l’air très fructueux, je vous prie de m’en excuser.
L’infini. C’est une grande question, que nous abordons d’abord du point de vue cosmologique (c’est-à-dire du point de vue de l’organisation du monde).
Le chapitre 5 du Traité du ciel d’Aristote a pour titre : « L’univers n’est pas infini[1] ». Dans l’état de nos connaissances actuelles, il semble qu’Aristote se trompe. Les défenseurs d’un monde fini se sont par ailleurs heurtés à un paradoxe, très justement nommé le paradoxe du monde fini et que l’on doit à Archytas de Tarente[2] et qui peut être exprimé ainsi : « si je suis à l’extrémité du ciel des étoiles fixes[3], puis-je allonger la main ou un bâton ? Il est absurde de penser que je ne le peux pas ; et si je le peux, ce qui se trouve au-delà est soit un corps, soit l’espace. Nous pouvons donc aller au-delà encore, et ainsi de suite. [4]» Les théories qui s’imposaient alors subissaient cet étrange paradoxe d’être finies sans avoir de bord, ce qui fait relativiser la notion de fini. Le Moyen-Age chrétien aura eu raison de ce paradoxe en estimant que le monde physique se muait progressivement en un monde spirituel, rendant non-nécessaire l’existence d’un bord quelconque. Les stoïciens, eux, défendaient l’idée d’un bord mobile : le bord existe, mais il est en flottement dans un vide infini, lui. Tendre le bras revenait simplement à étendre un peu le monde – joli projet. Aujourd’hui, si nous n’avons plus en tête un monde sphérique et fixe, nous gardons l’idée d’un monde inexistant avant le Big Bang, et un espace flexible, mobile, s’étendant dans un vide infini, ce qui ressemble assez à la théorie stoïcienne. Cette image, nous dit-on doit être abandonnée avec les modèles cosmologiques relativistes, où l’univers ne peut s’étendre et se gonfler[5], puisqu’il n’existe pas d’en-dehors si ce n’est lui-même : un espace-temps-matière qui s'étend lui, en lui. Les théories contemporaines ne portent pas tant sur l’infinité de l’espace que sur sa forme appelée topologie. Ces théories sont vraiment passionnantes[6] et je me ferais un plaisir de vous les retranscrire si je n’avais peur de vous perdre sans schéma. Passons plutôt à la question de l’infini dans les nombres.
Les mathématiques ont assez vite eu recours aux infinis - oui, même Aristote - qui n’y croyait pourtant pas beaucoup. Il acceptait la notion d’infini potentiel, c’est-à-dire un infini qui ne sert qu’aux calculs, qui n’existe pas physiquement. En réalité, les défenseurs d’un infini actuel, utilisable en mathématiques en tant qu’objet et non en tant qu’idée, que simplification pratique, que potentiel donc, sont peu nombreux. Karl Friedrich Gauss résume ainsi l’idée partagée : « Je conteste qu’on utilise un objet infini comme un tout complet ; en mathématiques, cette opération est interdite ; l’infini n’est qu’une façon de parler.[7] » L’un des arguments qui milite en faveur d’un infini potentiel est le paradoxe de la réflexivité. On considère deux ensembles : l’ensemble des entiers N, et l’ensemble des entiers pairs P. A chaque élément de N, on peut faire correspondre un élément de P.
N : 1, 2, 3, 4, …
P : 2, 4, 6, 8, …
Ces deux ensembles ont donc le même nombre d’éléments. Pourtant intuitivement, on assumerait que P possède moins d’éléments que N, puisqu’il ne contient que les pairs. Ce paradoxe revient à considérer les objets infinis comme de tailles différentes et pourtant de taille identique. Ce paradoxe serait utilisé pour définir même l’infini : « [Dedekind et Cantor] l’utilisent pour définir un ensemble infini : le cardinal d’un certain ensemble est infini si cet ensemble […] a le même cardinal que l’une de ses parties.[8]» Les mathématiciens contemporains sont toujours en prises avec ces questions d’infini. Faut-il ne pas utiliser les infinis, comme les finitistes ? Ou les considérer « comme une activité de l’esprit dont l’origine est la perception du temps[9]» comme les formalistes ?
L’infini est également présent en physique, dans la matière, en prise avec le vide, et rejoignant parfois les théories cosmologiques. Les objets cosmiques sont aussi soumis à l’épreuve de l’infini, comme c’est le cas des trous noirs, qui sont si denses qu’ils distordent l’espace-temps. L’idée de début de l’univers est aussi soumise à questionnement. Le Big Bang est connu et prouvé, mais avant lui, il se pourrait que l’univers n’ait fait que d’infini rebonds de délitation (notre cas actuel) et de rétractation jusqu’à une compression maximale de la courbure de l’espace et du temps, le Big Crunch. Un tel niveau de compression empêche la relativité générale d’être appliquée : « aborder cette période nécessiterait impérativement une théorie de la gravitation quantique, qui unifie la physique quantique avec la relativité générale[10] », deux théories pour lesquelles nous ne connaissons pas d’exemple de coexistence pour l’instant.
Il semble que l’infini nous entoure, que ce soit pour comprendre la façon dont est organisé l’univers, comme outil de calcul ou pour approcher la réalité tangible de ce que nous tenons entre nos mains. Je trouve ce concept particulièrement puissant, en ce qu’il nous donne à penser ce dans quoi nous sommes pris. Je peux parler de l’univers et je tiens pour acquises des théories, seulement parce qu’elles appartiennent à un cadre plus large de réseau de savoirs et de savoir-faire. Nos certitudes s’ébranlent quand on approche ces grandes questions, parce qu’elles nous font nous rendre compte du chemin tortueux de l’histoire sur lequel nous nous trouvons. Ainsi, un instant peut-être, vous aurez approché les idées qui déterminent parfois notre vision des mathématiques, du monde, de la vie.
[1] Aristote, Traité du ciel. Flammarion, Barcelone. 2004.
[2] Pythagoricien du Vème siècle.
[3] La sphère des étoiles fixes désigne la sphère qui engloberait l’univers, autours de quoi plus rien n’existe, et sur laquelle sont fixées toutes les étoiles (pour faire court).
[4] J-P. Luminet, M. Lachièze-Rey, De l’infini. Horizons cosmiques, multivers et vide quantique. Ekho, Paris. 2019. Ibid. p.21.
[5] Comme la grenouille de M. La Fontaine.
[6] Ibid. pp. 82-98.
[7] Gauss, Karl Friedrich. Cité dans De l’infini. Ibid. p.115.
[8] Ibid. p.120.
[9] Ibid. p.150.
[10] Ibid. p.200.