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La Marche

Ecrit par Loïc Fotso

Emma s’avança au milieu de la foule bruyante d’un pas hésitant. Le regard tremblant, elle jetait des coups d’oeil furtifs réguliers, ici et là, aux autres jeunes femmes qui l’accompagnaient. Celles-ci, comme elle, étaient vêtues d’un tailleur bleu marine et semblaient toutes appartenir à une seule et même famille. Certaines d’entre elles étaient blondes, d’autres avaient un teint et des cheveux plus sombres, mais toutes arboraient un large sourire scintillant qui soulignait leur aisance.

Pour Emma, malgré son sourire tout aussi affirmé, c’était un véritable calvaire. Plus petite, plus menue, et forcément moins à l’aise dans cette tenue, la jeune femme aux cheveux courts et châtains n’était certaine ni de la cadence, ni du rythme à adopter. En plus de cela, elle se sentait restreinte par cet ensemble beaucoup trop serré qui gênait sa respiration saccadée.

Tout à coup, Emma s’arrêta et leva les yeux. La Marche venait de marquer son premier arrêt.

Les jeunes femmes s’étaient immobilisées devant un grand bâtiment vitré d’où provenait une écoeurante odeur de viande bon marché. Sans trop attendre, elles pénétrèrent dans l’enceinte du bâtiment et se firent servir chacune un déjeuner consistant : c’était un sandwich imposant, garni des aliments caloriques nécessaires pour continuer leur ascèse : frites, merguez et mayonnaise.

Emma s’assit toute seule sur une table à l’extrémité de la salle et essaya d’avaler son déjeuner.

C’était difficile. Elle n’aimait pas le goût des aliments qu’elle ingurgitait. Elle n’était même pas certaine qu’aucun d’entre eux ait un quelconque goût à proprement parler. Ses jeunes camarades, quant à elles, ne semblaient pas partager ses pudeurs d’innocentes. Toutes engloutissaient avec hâte leur calorique pitance. Emma se souvint alors de ce dicton qu’on lui avait si souvent répété : « Le temps, c’est de l’argent. Donc manger bien, c’est manger sans perdre de temps. »

Une fois le déjeuner achevé, les jeunes femmes sortirent du bâtiment. La Marche allait pouvoir reprendre. Mais avant cela, Emma savait qu’elles devraient toutes se plier à une certaine exigence. Comme elle s’y attendait, un écran géant s’illumina sur les vitres du bâtiment qu’elles venaient de quitter.

Une femme noire à la silhouette galbée apparut. Elle prononça quelques paroles, fléchit ses jambes sveltes jusqu’à ce qu’elles soient parallèles au sol, et remonta. Elle attendit une seconde, puis répéta le mouvement une seconde fois. Puis une troisième.

Très vite, les jeunes femmes l’imitèrent.

Emma n’aimait pas cet exercice. Elle ne comprenait pas pourquoi elle devait concentrer ses efforts physiques sur ses jambes et sur ses fesses. Quand elle était petite, elle adorait aider son père dans leur grand jardin potager. Et autant qu’elle s’en souvienne, elle se servait beaucoup plus de ses mains et de ses bras que de ses fesses et de ses jambes pour y arriver. D’ailleurs, elle aimait beaucoup montrer ses mains abimées à son père à la fin de la journée.

Oui, sans l’ombre d’un doute, Emma était très contente de ses petits bras, autant que de son papa.

Sans prévenir, un sifflet strident retentit et extirpa Emma de ses pensées. L’exercice était terminé. Il fallait reprendre la Marche.

Mais Emma était fatiguée : Ses jambes lui paraissaient incroyablement lourdes et elle sentait des brûlures féroces au niveau de ses chevilles. Encore une fois, elle eût une pensée émue pour son papa et son potager. Instinctivement, elle essaya de se remémorer l’étrange parfum artisanal qui régnait lorsqu’elle y jouait : un doux mélange d’orties et de tomates allongées dont son père assurait la pousse tout au long de l’année.

C’était beau.

C’était magnifique.

Presque idyllique.

Emma tressaillit encore. Ses réflexions lui faisaient ralentir le pas. Beaucoup trop. Elle se rappela soudain cet autre dicton qu’on lui avait si souvent fait réciter : « Marcher, comme aimer, c’est faire preuve de confiance. Penser, comme douter, c’est faire preuve de méfiance ».

Il fallait marcher.

Et arrêter de penser.

Dans un monde où toute raison a disparu, seul l’absurde peut devenir raison d’existence. Et comme tout le monde, Emma en avait pleinement conscience.