- Vous connaissez les règles?
Georg déglutit, la bouche ankylosée sous le poids de ce qu’il s’apprêtait à dire. Une hérésie qui lui vaudrait l’échafaud. Face à lui, le vieillard arquait un sourcil broussailleux.
- Je... Il me semble, oui. L’échange consiste en... attirer un démon par un rituel afin qu’il... me débarrasse d’un objet indésirable.
- Cela manque un peu de rigueur, mais vous saisissez l’idée.
Le doyen tourna le dos à son invité et s’affaira à son établi. Ses marmonnements se mêlaient au tintement des fioles qui s’entrechoquaient dans la pagaille qu’était l’étude du vétuste individu. Georg ne le quittait pas des yeux, peu rassuré. Après plus d’une décennie de meurtres, d’affaires sordides et de tourments déchirants, il se surprenait à se méfier du ramassis d’os fragiles qui l’accueillait dans sa masure éclairée à la bougie.
Il avait failli être déçu. Presque deux années s’étaient écoulées depuis qu’il s’était mis en quête de cet homme. Le Désalchimiste était le sobriquet qu’on lui attribuait: Georg s’était attendu à une sorte de gourou, un semi-démon lardé de scarifications et habillé d’ossements. L’homme, tassé par l’âge, mesurait à peine la moitié de sa taille et se déplaçait avec une infinie lenteur. Tout en continuant de lui tourner le dos, il éleva la voix, cessant son marmottement:
- Tout est alchimie, croient les simples d’esprit. Si j’ai une génisse et un taureau, le veau, fruit de leurs ébats, n’existe que comme la somme de ses parents, du grain et du soleil dont on les nourrit, hein? Balivernes.
Il se tut un instant, puis fit face à Georg, resté coi, et lui tendit d’une main une poche de poudre jaune, de l’autre une pierre veinée. Une lueur mauvaise dans l’oeil, il poursuivit:
- Balivernes de croire que j’agis contre nature. Un homme et une femme ont deux fils. Un seigneur apparaît, et prend un fils pour la guerre. Ils étaient quatre, ne restent que trois. Un loup se glisse dans l’étable et fait un festin du veau. Ce n’est que la loi du plus fort. Et moi... Je ne fais que tenir la porte pour les puissants.
- Ce démon, le Quint... bredouilla Georg
- C’est lui, le puissant. Vous l’attirerez avec deux paires d’objets, que je protège à mon tour avec ces deux artifices, l’argent et le soufre.
- Il vient, et me dérobe... ce que je lui indique, c’est cela?
- S’il s’en satisfait. Vous verrez.
Tous deux prirent place autour d’un pupitre. Le Désalchimiste disposa l’argent et le soufre dessus, ainsi que la bague que lui tendit Georg.
- Pour l’attirer... et vous payer.
- Bien. Et de quoi vous délesterez-vous, qui nécessite mes services?
- Des souvenirs. Les quinze dernières années. Que le Quint n’en laisse pas une miette.
- Intéressant. Récitez vos prières, ça ne peut pas faire de mal.
Cela fit, en vérité, atrocement mal.
Dès les premières incantations du sorcier, le démon avait surgi du pupitre, avide. Feinté par le charme argentifère, il se détourna de la bague et se jeta sur Georg, psalmodiant et tremblant. Pour la première fois, l’incube hésita. Dilemme. Mais s’il souhaitait se séparer de ses souvenirs, qu’il en soit ainsi.
Le vieil homme ne fut guère surpris. Ne s’étant pas exclu lui-même de l’échange, Georg représentait pour le Quint une meilleure alternative que ses souvenirs maudits. L’incube procéda férocement à l’échange, laissant sur place sa mémoire, qui flottait telle un spectre là où se tenait son réceptacle auparavant. Les démons font décidément la fine bouche de nous jours...