Anna se promenait main dans la main avec Sacha. Un peu cliché, me diriez-vous : « pourquoi les gens qui s’aiment sont-ils toujours un peu les mêmes ? », d’aucuns se demandent avec William Sheller. Une des chansons qui les lient, qui sont à l’origine de leur histoire, qui leur parlent. Mais à laquelle nul n’apporte de réponse, chacun se contentant d’être heureux. C’est aussi leur cas, à leur façon ; mais nos deux protagonistes avaient appris à ne pas être de ces « mêmes ». Car ceux-ci « ont un monde à eux, que rien n’oblige à ressembler à ceux qu’on nous donne en modèle », et Anna comme Sacha avaient décidé aujourd’hui de forger leur propre monde.
C’était une journée d’apparence simple, comme tant d’autres, un dimanche parisien ensoleillé -dans la mesure du voile de pollution flottant constamment sur la ville. Un petit-déjeuner plein de sourires, une promenade dite « digestive » pour la justifier mais qui n’était en fait que plaisir et habitude. Le dimanche, c’était leur journée ; dans la semaine d’Anna, une parenthèse, mais qu’elle ne qualifiait pas nécessairement de bienvenue. Son quotidien lui plaisait, elle tenait à sa routine stable dans ses instabilités, et avait trouvé son équilibre. Seulement, c’était sa parenthèse avec Sacha.
Cependant aujourd’hui n’allait pas rester une journée simple. Elle était sur le point de prendre une tournure inédite pour Anna qui allait enfin avoir l’occasion d’unifier les deux tensions qui l’habitaient. Quant à la journée de Sacha, elle était teintée d’une certaine forme d’anxiété mêlée d’excitation. Un nouveau monde s’ouvrait devant les jeunes gens.
Gaby et Anna se connaissaient depuis une dizaine d’années et vivaient ensemble depuis une paire d’entre elles, dans un appartement que leur salaire respectif leur permettait de s’offrir. Six jours sur sept, tel était le contrat ; le septième, jour de Dieu, auquel Gaby accordait une grande importance, était l’occasion de célébrer les Amours : les divines, les égoïstes, et les altruistes. Alors Gaby se rendait à la messe et cultivait, l’après-midi, son amour de soi à travers ses projets personnels et deux longues heures de médiation et de yoga, quand Anna laissait s’exprimer son amour pour Sacha. Une complétude qui fonctionnait bien. Ici se posait une autre question : « pourquoi les gens qui s’aiment sont-ils toujours un peu rebelles ? ». Allant à contre-courant de la société, s’était décidé un couple ouvert, basé sur la pluralité des Amours. Mais, aujourd’hui, la rébellion allait former une nouvelle complétude, une forme de trinité profane, celle du commun des mortels qui s’aiment.
Sacha rencontra Gaby. Gaby rencontra Sacha. Anna rencontra à nouveau ces deux personnes si chères à son cœur, qui la rencontrèrent à nouveau à leur tour. De deux couples émergea un trouple, forme hybride d’amours plurielles, car deux et deux font trois, mais tout le monde ne le sait pas, tout le monde ne le peut pas. Pour vivre mieux, vivons cachés, dit-on, ce « on » sociétal, ce groupe informe qui juge et se sent attaqué lorsque ses valeurs ne correspondent pas à la réalité. Alors Anna, Sacha, Gaby, et tous ces autres gens qui s’aiment, qui créent leur monde à eux, lèvent leurs drapeaux, revendiquent leur droit d’exister, afin qu’un jour, tout le monde le sache, car « ce sont des choses humaines ».